J'ai écrit ce petit texte à l'occasion du concours de Noël 2007 du site de La Plume d'argent.Le remplaçant.
La neige toute blanche et bien propre tombe à gros flocons mous. Un tapis cristallin se forme peu à peu sur le sol légèrement boueux, recouvrant pour un temps les ordures de la ville. Toutes les maisons de briques rouges s'alignent sur la rue Godefroy avec un soin méticuleux. Elles semblent accueillir la venue de Noël avec un calme olympien. Mais faudrait-il pour autant les taxer d'indifférence ? Presque à chaque fenêtre, un petit nez et deux grands yeux se collent contre le verre limpide soigneusement frotté, attendant avec impatience la venue du Père Noël.
Non loin de là, peut-être même juste au tournant bien délimité par un petit muret, un jeune homme à l'air mélancolique sort ses poubelles, un gros sac vert dans chaque main. Sa longue tignasse brune dépasse de son bonnet couleur pomme. Il balance son chargement derrière une superbe voiture rutilante coiffée par la neige, en pensant à la sienne qui aurait bien besoin d'être réparée.
Il secoue brusquement la tête en s'engueulant vigoureusement (mais en silence.) Ce n'est pas ce qui doit l'occuper ce soir.
Qu'est-ce qui doit l'occuper ce soir ?
Et bien non, ce n'est ni sa famille, ni sa fiancée, ni même le repas savoureux qu'elle a préparé en l'honneur de ce soir de Réveillon un peu particulier, le premier réveillon de leur petit garçon... Des cadeaux, voilà ce qui doit l'occuper ce soir.
Pas pour lui, oooh non ! Pour tous ceux qui attendent, tout près ou très loin. Comme chaque Noël depuis un petit moment, il paie sa dette, laissant sa famille de côté.
Silencieusement, le petit brun se glisse dans le garage, ignorant l'innocent vacarme au dessus de sa tête. Il avance péniblement à travers le gigantesque désordre, jusqu'à trouver ce qu'il cherche. Avec un air triomphant, il plonge sa main dans le grand sac en toile brune, pour en ressortir... une splendide barbe blanche. Il se l'attache tant bien que mal sur le visage.
Une fois tous ses préparatifs terminés, le jeune homme sort tant bien que mal du garage, attendant ceux qui doivent comme chaque fois venir le chercher. Assis au pied d'un grand sapin, si grand qu'il a sûrement été planté avant sa naissance ; il patiente, en tiraillant son bonnet rouge et flasque avec un petit sourire nerveux.
Ah, que voulez-vous ! le boulot, c'est le boulot. Et ce soir, il sait qu'il n'y échappera pas, comme toujours. Et de toute façon, le voudrait-il vraiment ?
C'est un jour si spécial aujourd'hui.
Un jour en l'honneur de tous ceux qui s'apprêtent déjà à sortir de l'enfance, avec plus ou moins d'appréhension...
Un jour en l'honneur d'un autre jour. Le jour où il est devenu l'Assassin. Le... Remplaçant.
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[Quelques années plutôt, bien loin de la rue Godefroy.]
Allongé sur son grand lit bleu et blanc, Mathieu regarde la longue fissure nichée dans un coin du plafond de sa chambre. Il est un peu petit pour son âge, mais les traits de son visage sont si durs qu'on lui donne malgré tout largement ses treize ans. Il a les cheveux coupés à ras, parce que sa mère refuse de l'emmener chez le coiffeur, afin de faire des économies. Elle s'occupe donc elle-même des cheveux de son fils à l'aide d'une petite tondeuse électrique. Chaque fois, le gamin regarde avec haine les quelques mèches brunes tomber sur le sol carrelé de la salle de bain, rêvant avec extase au jour où il pourra enfin se donner le droit de porter les cheveux longs.
Ca ne lui déplairait pas, d'ailleurs, d'avoir ça comme cadeau de Noël. Mais il sait que c'ést perdu d'avance. Il n'a jamais ce qu'il demande qu'on lui offre, de toute façon. C'est toujours des vêtements, des vêtements, encore des vêtements ; ou alors plein d'autres babioles inutiles, comme des agendas, des taille-crayons... Il vendrait père et mère pour pouvoir trouver dans ses rares cadeaux une seule petite voiture de collection.
Les petites voitures, c'est sa passion. Autant les modèles grandeur nature, sales et puant parfois l'essence, ne l'attirent pas le moins du monde ; autant il peut passer des heures à contempler leurs reproductions en miniature qui trônent, rutilantes, dans les vitrines des magasins de jouets. Il ne sait pas d'où lui vient cette fascination. Il ne se le demande même pas, à vrai dire. Il se contente de ressentir en silence le déchirant besoin de possession qui l'envahit dès qu'il en aperçoit une.
Le petit brun se lève péniblement de son lit, quittant sa couverture moelleuse et un peu rêche. Il s'approche de la fenêtre. Il n'y a toujours pas de neige dehors ; et pourtant les conditions sont bonnes, vu la température glaciale et le ciel qui reste couvert. Mathieu aime la neige. Pas vraiment parce qu'il la trouve belle. Surtout parce qu'il se dit souvent que s'y enfouir une bonne fois pour toutes, ce serait une jolie façon de mourir. Peut-être pas très agréable, mais bon, est-ce que la mort peut vraiment être agréable ?
Il pousse la porte de sa chambre et descend d'un pas nonchalant l'escalier en fer qui mène au rez de chaussée, attrapant au passage dans les étagères son écharpe et ses gants - pas besoin de bonnet. Il déteste les bonnets qui l'empêchent de sentir le vent fouetter sa tête et sa figure.
La porte d'entrée claque d'un coup sec, reléguant à l'intérieur père mère et frères avec désinvolture. L'adolescent s'engage dans les rues froides et décorées avec abondance, qui annoncent le Réveillon de ce soir avec une visibilité presque indécente, usant de l'or et du rouge sans la moindre parcimonie. Il aime marcher dans les rues quand le crépuscule approche. C'est un moment qui n'a ni l'aura épuisante du jour, ni celle menaçante de la nuit.
Pas à pas, Mathieu quitte peu à peu les rues un peu étroites et pleines de chats de son petit quartier, pour arriver dans l'artère principale de la ville, qui passe sur un pont par dessus les voies ferrées. Le garçon s'arrête, pour se pencher légèrement au dessus du grillage censé empêcher quiconque de se jeter par dessus-bord. A cette heure, les quais inondés de lumière sont bourrés de monde. Ces gens si patients qui y sont plantés comme des quilles le font toujours rire.
Il se relève - il ferait mieux de ne pas être en retard. Marchant d'un pas vif, il est bientôt en vue du café où deux filles l'attendent impatiemment. Héloïse et Livia. Le contraste entre elles est presque caricatural, du genre " La Belle et la bête ". Livia, absurdement grande et massive, d'une blondeur éclatante, quasi anormale ; et la délicate Héloïse, une petite rousse affublée d'immenses yeux bleu pâle. Il n'a jamais réussi à déterminer exactement qui d'entre elles est la Belle, et la bête. Il s'avance vers elles, leur fait la bise, fait mine de ne pas entendre les piaillements impatients d'Héloïse et les regards lourds de mécontentement de Livia.
Allez savoir pourquoi, les filles lui ont demandé de les accompagner pour faire leurs derniers achats de Noël... Drôle d'idée... Et comme d'habitude, il n'a pas pu résister au regard insistant de Liv'. Il n'a jamais réussi à comprendre comment cette étrange blonde réussit toujours à mettre tout le monde dans sa poche, il faudra qu'il lui pose la question, un jour...
Et ils marchent, tous les trois, déambulant lentement, au rythme des exclamations des jeunes filles qui détaillent avec attention les vitrines flamboyantes des innombrables boutiques. Les magasins défilent, exposant parmi d'autres articles une longue enfilade de jouets... Un éclair discret atteins le coin de l'oeil de Mathieu, attirant son regard. Le reflet de la lumière crue des néons sur la carrosserie d'une petite voiture d'un gris métallique réalisée avec gaucherie. Il regarde le petit tas de ferraille avec un sourire distrait, puis détourne son regard. Il croise celui de Livia, sombre, à demi dissimulé sous un épais rideau de cheveux blanchâtres. Puis Héloïse, sa tignasse rousse très agitée, les attrape tous les deux par le bras pour les attirer vers une pâtisserie qui, visiblement, a toute son attention. Ils la suivent en ricanant doucement, piétinant les feuilles mortes pourrissantes qui jonchent le sol.
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[Quelques heures plus tard]
Après avoir fini leur tournée, ils abandonnent Héloïse, croulant sous les paquets, au pied de son immeuble. Mathieu et Livia se regardent avec amusement, pariant sur le moment où la rouquine s'arrêtera en plein milieu des escaliers en hurlant, appelant son grand frère à l'aide. Et ça ne manque pas, au bout d'une petite minute à peine. Ils repartent tous les deux en se retenant de rire.
Livia n'habite pas très loin de chez Héloïse, alors, très vite, il s'arrêtent de nouveau. Un léger sourire échangé, et le garçon s'apprête à repartir ; quand elle le retient par la manche, sèchement. Il se retourne vers elle d'un air interrogateur, ses cheveux ras si bien rangés qu'ils en sont parfaitement ridicules, il le sait. Par chance, la jeune fille aussi parait bien confuse. Les joues enflammées, elle lui fourre maladroitement un paquet enrubanné dans les bras, bredouille quelques mots qu'il n'arrive pas à comprendre, et grimpe quatre à quatre les marches de l'escalier en ciment qui permet d'accéder à la porte du pavillon où elle habite avec ses parents.
L'adolescent reste planté sur le trottoir légèrement craquelé, un peu hébété. Elle l'a pour ainsi dire, pris par surprise. Mathieu connait un peu Livia, et ce n'est pas son habitude d'offrir quelque chose à n'importe qui, Noël ou pas. Il regarde le paquet. Résistant à l'envie de l'ouvrir, il reprend son chemin, pensif.
Ses pas le mènent jusqu'à chez, en mode pilotage automatique, au beau milieu de l'obscurité. Quand il se rend compte qu'il est devant sa porte, il décide de s'arrêter pour ouvrir le paquet, tant pis s'ils l'attendent. Il ne veut pas le faire chez lui, quelqu'un serait capable de venir fourrer son nez dans ses affaires et d'ameuter toute la maison. Les frères, il connait.
Il défait lentement le paquet solidement ficelé en écartant le papier irisé et le ruban doré. Il écorche ses doigts glacés par le froid en luttant pour arracher les attaches en plastique qui saucissonnent le petit carton. Le sang tache sa peau tandis qu'il écarte sans se presser les battants qui dissimulent l'intérieur.
Le garçon reste muet, sans savoir quoi penser, sans même réussir à éprouver ne serait-ce qu'un peu de déception. Au fond du paquet, il y a la petite voiture grise plutôt laide qu'il a aperçut tout à l'heure. Comment a-t-elle su ? ... Où a-t-elle trouvé le temps d'acheter cette chose ??? Ils n'ont jamais été séparés assez longtemps pour qu'elle puisse retourner dans la petite boutique faire cet achat... Il ne comprends pas. Il ne comprends même pas que la vraie question à se poser serait évidemment : pourquoi...
Il fourre la petite voiture sous son gros manteau rembourré, et d'un pas sec, rentre rapidement à l'intérieur.